Devenu éditeur tout en continuant à écrire, Albert Sigusse a bien voulu répondre à nos questions sur son parcours d'écrivain, sa nouvelle activité et plus généralement, sur le monde de l'édition.

René Barone : Pourquoi avez-vous écrit du polar ?
Albert Sigusse : Parce que je croyais que ça permettait de gagner de l'argent et que c'était plus facile. A l'époque...

Quelle époque ?
AS : Début des années cinquante. J'avais commencé un roman qui se passait sur une île parce que ma femme et moi étions allés séjourner un mois d'été à l'île d'Yeu en juillet 1952. C'est là que nous avons appris qu'elle était enceinte. Comme nous avions peu de revenus, j'ai pensé au polar, j'ai construit un récit chargé de péripéties épouvantables, des assassinats comme on n'en rencontre que dans les livres. Ensuite, j'ai rapiécé ça et j'ai tapé le tout à la machine.

"La noyée de l'île", publiée dans la collection "La Chouette" en 1958, était votre premier roman policier ?
AS : Oui. Il m'a rapporté 200 000 francs de l'époque, une demi- 2cv. J'avais commencé par l'envoyer à divers éditeurs en 1953, sous le titre La noyée de l'île Saint-Ange.

Pourquoi Saint-Ange ?
AS : Je savais qu'il y avait un passage Saint-Ange donnant dans l'avenue de Saint-Ouen, puisque ma grand-mère l'empruntait pour aller faire ses commissions. Il y a un château Saint-Ange à Rome. Et puis il y a aussi une Mme de Saint-Ange dans La philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, personnage de dévote dévergondée qui entreprend d'initier à la débauche une jeune vierge. A l'époque, je trouvais Justine fort ennuyeuse, je n'avais pas lu La philosophie ni Les cent-vingt journées.

 

 

Ceux qui recevaient votre manuscrit non plus ?
AS : Certains, pas tous. Là-dessus, je suis parti au service militaire. A chacune de mes permissions et même après, je trouvais au courrier des lettres de refus.

Beaucoup ?
AS : Flammarion en octobre 1952, Laffont (Pierre Javet) en novembre, Denoël en mai 1953 suivi d'une rencontre avec Robert Kanters, qui m'a demandé de remanier en orientant les choses plus vers l'intrigue policière (mai 1953) puis a refusé (août 1954) car ils hésitaient à étendre leur domaine policier, et Les presses de la cité (Sven Nielsen) en avril 1954 en précisant que ça commençait mieux que ça ne se terminait, Le fleuve noir en mai 1957, Arthème Fayard en juin, Le Masque en octobre, Pierre Horay (René de Obaldia) et Artaud (Claude Mettra) le même mois, et Gallimard (Série Noire) en février 1958 par une lettre de Marcel Duhamel regrettant "d'autant plus qu'il est très bien écrit et qu'il y a pas mal de "suspense" mais il conviendrait plutôt à une collection comme LE MASQUE. Si vous pouviez vous adapter à un rythme un peu plus rapide, pour un roman qui se passerait dans un milieu pittoresque mais pas nécessairement campagnard, avec le talent que vous avez pour planter les personnages et construire votre intrigue, je suis sûr que vous nous donneriez quelque chose d'excellent". Plus tard, j'ai été refusé pour publication en feuilleton par Geneviève Maîtrejean-Brouty (A la page), M. Caillet (Le hérisson, Marius) et M. Jean Bruneteaux (La dépêche de l'Aisne).

Décourageant ?
AS : Non. La prise de décision éditoriale est arbitraire. On doit choisir. Je voyais près de moi des films se faire et d'autres rester en plan sans lien avec la qualité d'invention. Tout producteur dépend de sa diffusion ou de ses financiers. Dès que ça trouve preneur, il est justifié dans son choix. Ce qu'il a écarté retourne aux ténèbres extérieures. En plus, ces braves gens me trouvaient poliment du talent, je ne savais pas que c'était une précaution. Certains m'encourageaient à persévérer.

Et puis Ditis...
AS : Oui, je leur avais soumis le manuscrit en août 1957 et je les avais relancé. Finalement, en janvier 1958, j'ai reçu une lettre signée Frédéric Ditis : "Je trouve ce roman très remarquable et d'une qualité bien supérieure à celle des romans que nous avons l'habitude de recevoir. Il est admirablement écrit et sort absolument des sentiers battus et dès les premières pages, on découvre le romancier de grande classe. En revanche, j'ai certaines objections à faire à sa construction et à la façon dont, en général, vous concevez le roman policier. Je pense que ça mérite une sérieuse discussion et je serais heureux, si vous avez un moment, de vous rencontrer.

Ca vous a étonné ?
AS : Je me suis senti dans la position d'un pêcheur qui a pris dans son épuisette un clone de Marcel Proust alors qu'il était parti attraper du goujon à la ligne.

Cette sérieuse discussion vous a appris beaucoup ?

AS : Que dalle. Tout de suite, il m'a semblé qu'il ne savait pas dire à ses auteurs ce qu'il voulait obtenir d'eux. Je voyais autour de moi comment on s'y prenait pour parler aux comédiens. J'ai eu affaire à un vieux dragueur snob et comblé.

Qu'attendiez-vous ?
AS : Contrairement à certains de ses auteurs, moi, je ne l'ai jamais entendu énoncer quoi que ce soit d'utile à l'écriture ou à la construction de polars. Par exemple, jamais il n'évoquait cette différence essentielle pour le roman populaire entre le récit de détection (Le chien des Baskerville) et celui d'aventure (Michel Strogoff). Jamais non plus il n'a insisté sur l'importance de la charpente climaxique, celle de la tragédie racinienne, dans ces deux genres post-industriels que sont la SF et le polar.

Savez-vous pourquoi il vous a refusé ensuite ?
AS : Je n'ai pas compris ses raisons professionnelles. Je n'étais pas de son monde, je ne partageais pas ses moeurs. Il m'a trouvé tout de suite insupportable. Ensuite, j'ai écouté son adjoint, M. Jean Loth, je me suis efforcé de suivre ses conseils. On voulait des synopsis avant rédaction du roman, j'en ai soumis. Je n'y croyais pas. Ca ne reflète pas l'oeuvre telle qu'elle sera écrite. Je voyais, dans la production de films, que le synopsis ne donne jamais une idée du montage terminé. Mon dernier manuscrit, déposé en mars 1959, où pourtant, aucun poil ne dépasse entre les cuisses de la jeune fille, m'a valu une lettre définitive.

Signée Marcel Proust ?

AS : Signée Mlle Le Queinec, de novembre 1959 : "En l'absence de M. Ditis, j'ai le regret de vous retourner votre manuscrit intitulé "Simple Mortelle”. La personne qui représente notre comité de lecture ainsi que M. Ditis ont lu votre ouvrage avec beaucoup d'attention et ont apprécié à leur juste valeur la qualité de l'intrigue et le choix du paysage, qui comporte en lui-même beaucoup d'angoisse romantique. Leur avis toutefois a été moins favorable en ce qui concerne le style et le français de votre roman. Par ailleurs, M. Ditis m'a prié de vous faire savoir que le refus de votre manuscrit ne procède pas uniquement de la valeur de celui-ci mais a pour raison principale un programme complet pour l'année en cours et fort avancé pour la suivante. Il en résulte que nous n'envisageons guère pour le moment la prise de nouveaux manuscrits."

Dans “Les dames blanches”, que j'ai particulièrement aimé, vous indiquez en page de garde de l'édition d'avril 2002, que le livre a été refusé par 7 éditeurs, dont Ditis et "Les presses de la Cité", qui, finalement, le publieront en 1968. Pourquoi ?
AS : Parce que ce pittoresque n'est jamais évoqué par les auteurs nulle part autrement que de façon honteuse, comme la vérole chez les jeunes littérateurs à l'époque romantique.
Ce n'est pas parce qu'un éditeur refuse un manuscrit que le livre est mauvais pour autant, c'est simplement parce qu'il ne voit pas comment il va le vendre et en tirer du succès. Succès, d'ailleurs, dont bénéficieront à la fois l'auteur et l'éditeur.
En plus, j'ai senti que Ditis n'était pas mécontent d'exercer le pouvoir de créer par procuration, c'est fréquent chez les gens d'édition et les producteurs de radio, de films et de télévision. Il était poli et soucieux des apparences, ce qui est de moins en moins le cas dans sa profession. On rencontre aussi parfois des gens pathologiquement cruels dans l'enseignement, la police ou les professions médicales. L'essentiel est de ne pas y prêter d'importance. C'est à moi, comme à tout écrivain, de savoir si mon roman conviendra aux lecteurs. Lorsqu'un éditeur me dit non, il n'en devient pas pour autant un adversaire. Ce n'est pas un éditeur pour moi, sans plus.

Ce n'est pas un bon éditeur ?
AS : Une fois, on a demandé au comédien Richard Widmark ce qu'était, pour lui, un bon metteur-en-scène. Il a répondu : “Well, he is a good director because he cast me !” (C'est un bon réalisateur parce qu'il m'a choisi dans sa distribution.)

Ainsi, refusé par "Les presses de la Cité" en 1958, "Les dames blanches" ont été publiées par ce même éditeur en 1968. Ca vous a étonné ?
AS : Même pas. La lettre de refus et plus tard le contrat portent la même signature, Sven Nielsen. C'était un homme courtois, que j'ai eu l'occasion d'interviewer plus tard pour un journal, Le monde ou Le nouvel observateur, je ne me souviens plus. Il avait réussi le contrat du siècle avec Georges Simenon, qui était pratiquement son propre éditeur tout en assurant aux Presses une marge confortable. Le talent et la régularité de production de Simenon associés à la gestion de Sven Nielsen garantissaient le succès de cette entreprise. J'étais hors d'état d'espérer tout ça en ayant un polar publié chez lui. Celui de ses auteurs qu'il prônait le plus dans la conversation était Jean Lartéguy. Il disait ça tout naturellement. Les poches de son veston étaient plates, j'ai constaté par la suite que c'était fréquent chez les hommes riches. En plus, ça leur donne de l'élégance. Il acceptait mon bouquin sans se souvenir qu'il l'avait refusé. Très bien.

Les temps avaient changé ? J'ai ma petite idée mais je n'en dis pas plus pour ne pas déflorer l'intrigue...
AS : Je ne pense pas que ça tienne au côté sexuel, ni chez Nielsen la première fois, ni chez Ditis, bien qu'il ait souvent agité le spectre de la censure, dont, entre nous, ses collections avaient peu à redouter. Il en parlait souvent, je crois que c'était pour se donner de l'importance, En vérité, il voulait toucher un public large, comme les Disney, qui bannissent le sexe, le sang, la mort et les besoins du corps. Mickey Mouse, né en 1928, n'a toujours pas commencé sa vie sexuelle. On ne le voit jamais aller aux cabinets. Ditis dépendait, pour le financement de sa Chouette, de sa famille originaire de La-Chaux-de-Fonds, où on est strict sur le chapitre du cul. Il aimait gronder pour montrer sa vertu.
Par contre, je sais pourquoi le livre a été accepté la deuxième fois par Sven Nielsen. J'avais rencontré un esprit de qualité, M. Eugène Bencze, d'origine hongroise et très cultivé, qui parlait un français parfait. Il était libraire-éditeur après un doctorat ès-lettres sur Rémy de Gourmont à Toulouse dès son arrivée en France. Il avait travaillé chez Grasset et il s'occupait toujours de diffusion pour Les presses. Il a lu mon manuscrit et l'a glissé sous le bras d'Endrèbe, le lecteur de confiance de Nielsen pour le polar, en l'assurant que la maison tenait là un chef-d'oeuvre. Effectivement, le bouquin a été retenu pour un grand prix de littérature policière, qu'il n'a finalement pas obtenu.

Vous voulez dire que le manuscrit des "Dames blanches" a été lu deux fois par le même lecteur avec des résultats diamétralement opposés ?
AS : M. Bencze m'avait assuré que la première lecture aurait été oubliée. En plus, il était sans illusion sur les pratiques de la profession, sa réputation de culture était grande dans l'édition. Et il lisait vraiment...

Alors, les éditeurs ne lisent pas tous les manuscrits ?
AS : Ils règnent sur la décision de publier, ça finit par monter à la tête. Dès que c'est retenu par eux, c'est béni. Puisqu'il y a des refus, c'est que la sévérité de leur sélection est critère de qualité. J'ai entendu un éditeur engueuler son entourage car personne n'avait lu un bouquin qui venait de paraître et où il y avait quand même des trucs bizarres. L'auteur sortait de prison, il est vrai, ce qui faisait monter les ventes.
Ils lisent du pouce. On les comprend. Le tonnage d'illisibles que reçoit tout éditeur réputé est considérable. L'article de fond du numéro 2 de J'ECRIS (Volume 1, 1987) porte sur le prix de la lecture. Les coûts sont si énormes que beaucoup de maisons refusent les envois spontanés, et certaines ne prennent plus en charge le port du retour. Dans 99 cas sur 100, lorsqu'on envoie un manuscrit à un éditeur qui n'a pas encore déposé le bilan, il faut s'attendre à ce qu'il termine dans un broyeur.
En plus, la lecture éditoriale est bien distincte de la lecture de plaisir, ou de la lecture critique, au terme de laquelle on doit pondre un article. Ou même de la lecture rédactionnelle, celle qu'on pratique quand on reçoit d'un éditeur un manuscrit à récrire et pour lequel la date de mise en fabrication est déjà fixée


Il y a des livres acceptés avant d’avoir été finis ?
AS : Quand il y a une signature, c'est fréquemment le cas. Celui qui intervient pour récrire est appelé "docteur". On se fait un meilleur blé en étant docteur de scénarios. Mais là, il faut des relations, car les enfants, les conjoints et les proches de tous les producteurs influents sont tous persuadés qu'ils vont pondre leur “scénar” facile, alors que c'est le genre qui exige le plus de technique et de relectures, et où la charpente est primordiale.

Est-ce parfois le cas en polar ?
AS : Dans les genres populaires à parution périodique serrée, il y a des signatures que le public demande. La signature devient elle-même un indicatif du produit. Nielsen m'a expliqué un jour où je souhaitais publier plus, qu'il fallait prendre un autre pseudo avec un autre descriptif du héros récurrent.
Pour lui, le progrès en librairie venait de ce qu'on pouvait jeter un livre après l'avoir lu, étant donné le coût très bas des fabrications. La lecture de fréquentation ne lui semblait pas essentielle au progrès des civilisations et des littératures. Ditis non plus. Sa découverte, en quittant Flammarion pour créer sa marque, ce fut la diffusion dans les grandes surfaces à raison de quatre titres par mois à 80 francs (anciens).

C'était faisable ?
AS : Pour ça, il faut triturer du traduit à partir des gisements en stock à l'étranger, ou disposer d'une équipe abondante comme pour un journal.
Initialement, Marcel Duhamel vend sa Série noire à Gaston Gallimard en lui proposant de la fiction calquée sur le fait divers. En 1946, Gaston a la nostalgie des grands publics populaires depuis Détective, qu'il a lancé dans les années trente, puis arrêté. Le marché est avantageux. Duhamel s'assure des droits et garantit la copie traduite en puisant dans le grenier américain. Black Mask et les “pulp” se rachètent pour pas cher.
En passant, notons le côté fâcheux de cet arrangement pour les auteurs de polar français. Marcel Duhamel termine sa vie sur un pied très confortable, Saint-Paul de Vence, des revenus comparables à ceux d’Yves Montand, ce qui est tout à fait mérité en considération du montage du dispositif. Vraisemblablement, l'enveloppe des contenus est de 10%, ce qui court encore les rues après la guerre. Duhamel prévoit 5% pour ses rachats de droits et 5% pour payer les traducteurs, dont il fait partie au début. Ce que lui coûtent les droits est son petit bagage, comme disait Landru avant la guillotine. Les 5% des traducteurs sont versés en à-valoir assis sur le premier tirage, je crois, de 300 000 à 400 000 francs. Quand il puise dans le vivier des auteurs en français, Albert Simonin, José Giovanni, ceux-ci restent à 5%, ce qui est estompé par la rondeur de l'à-valoir. Avec ses 5%, Marcel Duhamel touche à lui tout seul l'addition de ce que tous perçoivent individuellement. Depuis, tous les polardeux écrivant directement en français sont alignés sur ces 5%. Sur ce chapitre, Nielsen donnait plus, 7%. Il est vrai qu'il ne tirait qu'à 15 000 pour la première mise en place.

 


Lorsqu'un auteur de polar signe sous des pseudos différents, c'est la même matière romanesque...

AS : A la grande époque anglo-saxonne, John Diskson Carr, etc., non. En France, on conseillait aux auteurs de polar enviant ces belles destinées de varier les héros et les dispositifs narratifs.
Avec les industriels américains ultérieurs, la perplexité va se répandre. Pigiste occasionnel au Monde, j'avais rencontré Mme Odile Lagay, adjointe de Marcel Duhamel. Elle m'a expliqué leurs difficultés face aux pratiques américaines. Le noir utilisait des titres et des pseudos qui étaient propriétés des éditeurs. Par exemple, j'invente n'importe quoi, on a sorti Fatal Kiss de Brian O'Connell il y a quinze ans. A court pour la prochaine fournée de parutions, on reprend Fatal Kiss en changeant les lieux, les noms des personnages ainsi que les marques de voitures qui se démodent, sous le titre de Pleasant Coffin de James McCorman. A la Série noire, ils voyaient arriver ça à quinze ans de distance sous deux titres différents. Après traduction et adaptation, ça devenait deux romans distincts.

Est-ce à la suite de refus répétés que vous avez opté pour les éditions Guenot, qui n'ont rien à vous refuser ?
AS : J'aime bien m'occuper de tout ce qui touche à l'édition, de la composition au brochage et jusqu'à la vente, essentiellement par correspondance en ce qui nous concerne, ce qui implique un fort bouche-à-oreille. J'ai travaillé pour d'autres éditeurs, Denoël, où j'étais bien et chez qui j'ai publié Salauds de jeunes.

N'est-ce pas exténuant que d'être impliqué dans toutes les tâches de l'édition, en particulier la composition, la mise en page, le tirage, le brochage et la diffusion ?
AS : Non. On passe moins de temps en démarches, à attendre que la collection pour laquelle on écrit démarre, reprenne, s'arrête. La plupart des écrivains contemporains travaillent plus à se faire éditer qu'à écrire, d'où la pauvreté de la prose vendue.
Voyez J'ECRIS. Nous avons un logiciel avec sa feuille de style. Pratiquement, les articles sont mis en page à mesure de leur rédaction. Pour cette interview, par exemple, je reprends les questions que vous m'avez adressées par écrit, j'y réponds en les modifiant selon la disposition du propos et l'expérience ancienne que j'ai du journalisme. J'évite les lignes creuses en haut de page. En relecture, je peux insérer une relance pour éclairer ou alléger la suite de l'information à distribuer. Je jette aussi un coup d'oeil à l'opacité typographique de la page. Je fais la même chose avec mes polars.

Combien de temps pour écrire un roman ?
AS : Variable. Quand j'envisageais d'en vivre, une fois bâtie la charpente puis rédigé un bref conducteur à raison d'un feuillet environ par chapitre, le premier jet me prenait dix jours, tout en m'activant parallèlement à autre chose. J'écris tous les jours, quand je sais qu'il y a un débouché.
C'est le cas de tous les écrivains travaillant pour des séries populaires, ou en radio ou même en télé. Dès que la copie est attendue, ça nous tire en avant. Rien de plus débilitant que de construire un récit quand on sait qu'il pourrait être refusé pour des raisons non techniques. Par exemple, parce qu'on annonce un quota, vous avez eu cinq titres pris l'année dernière, on ne peut rien vous prendre avant l'année prochaine. Et encore, pas sûr !
En plus, ils croient au progrès puisqu'ils arrivent après. Le polar sera désormais du monologue intérieur d'exclus la nuit, sur une décharge publique avec des rats, du vomi, des flics, des malfaiteurs de toutes sortes, etc.
L'avantage du manuscrit qui n'atteint pas son public dans les mois qui suivent, c'est qu'on peut le laisser dormir. Trente ans pour finir Keuroué, ainsi que me l'a fait remarquer un de mes lecteurs. J'avais terminé ça pour un concours en 1969, je n'ai pas été primé. En 1999, j'ai rajouté un début et une fin qui font ressurgir une dame d'importance dans la vie du héros. Ca marche très bien. On a des ventes. Les gens trouvent le héros attachant. J'avais inventé ce personnage de Maurice Fauvet, le chien des rues, justement pour Ditis qui n'en a pas voulu.

Vous partez d'un plan bien défini ou bien sur une vague idée ?
AS : Je tue d'abord. Je décide de qui a fait le coup, dans quelles circonstances, avec quels éléments de dissimulation, dans quel environnement. Ici, à J’ECRIS, nous appelons ça l'histoire, ce que la police trouve à la fin, ce qui paraît dans le journal une fois que tout est élucidé. Et ensuite, j'embrouille, je recouvre, je brouille les pistes, je trie les péripéties, je les organise selon leur apport en surprises et en rebondissements. J'appelle ça le récit. Ou le scénario, la suite des scènes. Il me faut savoir tout ça avant de démarrer.

Vous prenez des notes ?
AS : J'ai besoin de poser des repères sur le papier. Autrement, je me laisse tenter par les multiples possibilités d'assassinat qui s'offrent dans la vie romanesque ordinaire.
J'admire un très grand charpentier instinctif dont j'envie la capacité à organiser le récit, Brice Pelman. Son conducteur est préalablement installé entièrement dans sa tête, sans note. Il écrit son chapitre quotidien dans une bibliothèque publique où il arrive avec du papier et un stylo. Et tout est là, élaboré. Ensuite, quand on lit le livre, les rebondissements sont à leur place, les personnages bougent, les dialogues sont bon teint, tout avance au train qui convient.

Deux des romans que j'ai lus de vous se passent aux Sables d'Olonne. Etes-vous de la région ?
AS :
Je m'y suis marié, nous y passons des vacances en famille. Et Sigusse est un pseudonyme de La Chaume, d'où ma femme est originaire.

Vous poursuivez trois séries policières Hérard & Delormeau, Sartor, Albéric d'Ambrun ?
AS : Oui. J'ai démarré mes deux flics, le commissaire Hérard et l'inspecteur Delormeau dans La noyée de l'île. Je pensais me faire une existence pépère de romancier à la Simenon avec les autres titres, à raison de 200 000 francs par livraison. En plus, je rêvais aux droits dérivés mais sans acharnement, et je comptais sur les éditeurs pour faire descendre cette manne en suppplément. Dans cette marmite, j'ai Les dames blanches, Chez Prince, qui se passe à Saint-Cloud, Monsieur Quinze, dans un hôpital, La piste noire, en Suisse, Pauvre Max, sur les bords de la Loire et Les visiteurs du Sunderland, en rade de Brest.
La série dite Sartor, ou du chien des rues, utilise un héros non violent, Maurice Fauvet, impliqué comme tout brave type dans des traquenards avec mort d'homme. J'ai commencé par La dame cachée qui se passe à Neuilly, puis Virginie, à Montmartre, Simple mortelle à La Ferté Milon et Keuroué à La Chaume. J'avais préparé ça sur mesures pour Ditis, qui n'en a pas voulu.
Ces deux séries sont éteintes, en pratique, leurs actions sont situées dans les années cinquante ou soixante, avant que je me mette à faire de la radio puis du journalisme.

Vous dites qu'elles sont éteintes parce qu'elles sont situées dans les années 1950-1960. Ca leur donne un charme supplémentaire, nostalgique...
AS : On verra s'il y a un public dès que nous les sortirons aux éditions Guenot.

Quand ça ?
AS : Je sors les typons après avoir relu les épreuves quand j'ai un moment de libre. Ensuite, les éditions attendent d'avoir assez de ventes pour acheter du papier. Dans l'intervalle, je prépare l'imposition...

L'impression ?
AS : Non, l'imposition est la disposition des pages montées sur des feuilles à plat pour le tirage en cahiers, afin qu'après pliage, elles soient dans l'ordre pour le lecteur.

Ca prend longtemps ?
AS : On vient de retirer un polar cette semaine (Ami entends-tu) , ça nous a pris une journée et demie pour l'impression, le pliage, l'assemblage, la couture et l'encollage des couvertures.

Ce sont des romans que vous avez écrits dans les années soixante, qui ont été réédités aux éditions Guenot et qui sont épuisés ?

AS : Les manuscrits ont été terminés, dactylographiés et soumis durant ces années-là. Chacun fait environ 300 000 signes, sauf Les Visiteurs du Sunderland, 100 000 signes. Il reste juste à sortir la composition puis à passer au tirage. évidemment, comme c'est moi qui relis les épreuves, je peigne un peu la copie, vieille déformation de journaliste !
Dans la troisième série, Albéric d'Ambrun est un flic sans zèle à la fin du XXème et au début du XXIème siècle avec des traits prévus pour en faire le héros d'une série de téléfilms. Il a un nom à tiroir, ce qui lui donne accès, par sa famille, à tous les endroits du pouvoir effectif. Il est noble, la survivance attire les quolibets. C'est une distinction enviée par Leuvieud, son chef, arriviste férocement républicain. En plus, Albéric prise. C'est un neuneu, un rêveur, un inutile de bonne famille à qui sa mère, Marie-Antoinette d'Ambrun, ordonne de ne pas faire de vagues. Si on le virait, il est trop nul pour trouver un boulot ailleurs que dans la police. On ne lui confie que des enquêtes impliquant des notables dont on n'est pas pressé de découvrir la culpabilité, dans l'espoir qu'il est trop minable pour rien trouver.
Or, il trouve. D'où l'embarras de son supérieur Leuvieud, qui doit éviter que le coupable avéré ne trinque, ça ferait trop de vagues, il est de haut rang, c'est généralement un goliath de la politique ou du gros pognon. Et très profondément usager des habitudes de corruption et de pillage des institutions de la France actuelle.

Quelle est votre définition du polar ?

AS : Un récit qui culmine à la fin avec des personnages situés dans une époque. Pour moi, c'est un genre post-industriel. La science fiction aussi. Elle naît quand les hommes ont peur des machines qu'ils ont inventées et créent le martien. En polar, l'invention, c'est le coupable absolu. Ca remonte à The murders in the rue Morgue d'Edgar Allan Poe, dans Grahams'Magazine, en avril 1841, à Philadelphie. Le polar prend alors la relève des livres d'édification dans les sociétés protestantes, telles que The pilgrim's progress, de John Bunyan, publié à Londres en 1678, où un personnage aspirant à la vertu traverse des paysages et des épreuves pour diminuer sa culpabilité qualifiée et atteindre, qui sait, la grâce qu'on ne peut obtenir, selon Calvin, que par la prédestination. Autrement, on sera damné.
A partir de Poe, il ne s'agit plus de savoir de quoi on est coupable, mais qui est le coupable. Au départ, c'est un genre populaire en sous-culture. Les gens lisent jusqu'au bout pour s'assurer que le coupable, ce n'est pas eux.

On lit du polar pour savoir qu'on n'est pas coupable ?
AS : Pour apprendre à la fin que le coupable est un autre et pas le lecteur. Il a veillé, souvent tard dans la nuit, afin de pouvoir s'endormir soulagé. Ses saloperies intimes qu'il pense être seul à connaître sous le regard de Dieu ne seront pas dévoilées. Pas cette fois. Pour veiller au grain, il achète un autre polar. Ce qui lui permet de rester dans le secret de ses péchés intimes alors que de vrais coupables sont rattrapés et dévoilés à la fin par Sherlock Holmes, Hercule Poirot, etc.

Je trouve curieux que vous disiez que les gens lisent du polar pour s'assurer que le coupable n'est pas eux.. Normalement, quand on lit de la fiction, on s'identifie au héros, pas au coupable.
AS : Dans The talented Mr Ripley de Patricia Highsmith, le héros est le coupable. On se demande s'il va réussir son changement d'identité. Il passe au travers à la fin, à la différence de ce qui est filmé dans Plein soleil, de René Clément, adapté du roman de Highsmith. Dans la détection stricte, de type Conan Doyle ou Agatha Christe, le héros est l'investigateur, Hercule Poirot ou Sherkock Holmes.
Souvent, chez Highsmith, le héros est celui qui est poursuivi, qui peut être inquiété, rattrapé, puni. Le coupable intérieur. A la façon dont elle écrit, on doit passer par lui pour rencontrer la suite des événements fictifs dont Patricia nous fait présent.
Elle-même était loin d'être simple. J'ai eu l'occasion de la rencontrer et de l'interviewer pour Le nouvel observateur. Et puis ils n'ont pas passé le papier. A l'époque, fin des années 60, le polar n'entraînait pas des extases dans la critique “littéraire”
Elle était déjà ravinée par les cigarettes et le whisky avec des yeux de femme à femmes. On aurait dit qu'elle avait un chat sauvage dans la tête et que ça devenait une panthère aussitôt qu'elle soulevait les paupières.
Pour la sortie de la traduction de son livre The tremor of forgery (L'empreinte du faux), elle était descendue dans l'île Saint-Louis, chez une belle dame sensiblement plus âgée qu'elle. Le reste du temps, elle habitait Montachoux. Elle écrivait son courrier au dos de bulletins électoraux qu'elle allait récupérer les lendemains d'élections dans le préau de l'école où on balayait les vieux papiers. Elle était économe, pas riche. Elle se plaignait qu'Hitchcock ait acheté les droits de L'inconnu du Nord-Express pour une bouchée de pain.

Bizarre ?
AS : Attachante, géniale, damnée pour avoir visité l'enfer et en avoir rapporté les secrets des hommes, des femmes et de l'âme humaine en général.

Vos auteurs de polar préférés ?

AS : J'ai commencé à m'intéresser au genre à partir de The little sister de Raymond Chandler. Je vivais à Londres, j'ai lu tout ce qui était disponible. Chandler n'était pas encore mort. Puis j'ai découvert Dashiell Hammett à l'époque où j'étais aux Etats-Unis, l'année de la mort de Chandler, justement.
Ce que j'ai admiré, c'est la prose bien dégraissée, la rapidité dans la peinture attentive et politique d'une société. Hammett était communiste avec un humour dévastateur et américain. Ses dialogues m'ont paru moins écrits que ceux de Chandler, qui m'enchantaient, mais plus aptes à entrer directement dans la caméra. D'ailleurs je me repasse souvent The Maltese falcon, le film de Huston à partir du roman de Dashiell Hammett, et je suis à chaque fois épaté de constater que les dialogues du film sont obtenus en enlevant ici et là au crayon rouge deux ou trois trucs dans ceux du roman.

Avez-vous un autre policier en chantier ?
AS : Bon à tirer (série Albéric d’Ambrun), que je vais reprendre. L'histoire est à point mais le récit suit un déroulement d'aventure. On voit le coup se faire et on suit les choses par-dessus l'épaule du coupable. Je vais construire un récit de détection. C'est plus difficile parce que la chose à découvrir est d'une grande simplicité.

Reprendre ? C'est un livre déjà écrit ? Ou bien vous l'avez commencé et vous allez le terminer ?
AS : Pour un écrivain professionnel, quand le conducteur inscrit sur son ordinateur et découpé en chapitres a été transformé en premier jet, c'est dans la boîte. Même si on n'est pas satisfait.
Avant ça, on a été soulagé de tenir son coupable et les grandes lignes de son déroulement en pointillé, même s'il reste encore des péripéties à façonner ici et là.
Bon à tirer est terminé en premier jet, quarante deux scènes. J'ai envie de démarrer mon récit à la scène 11 de la version actuelle, la scène 1 devenant la 42. On verra.
Vous savez que j'écris directement sur un logiciel de mise en page, ce qui fait que le calibrage de ma copie est instantané. Je m'abstiens de sortir des tirages sur papier pour mes relectures, je trouve ça narcissique. Je me trompe peut-être. En tous cas, je fonctionne ainsi. Je ne donne rien à relire à personne avant que la rédaction ne soit terminée à mon gré.
Là, au moment de sortir un jeu d'épreuves pour l'envoyer à M. Claude Guenot, qui fait toutes nos relectures y compris pour le journal, je me suis aperçu qu'il fallait ouvrir sur ce qui attire l'attention de la police et marque le début de l'enquête. J'ai encore la possibilité de changer, tant que l'imposition n'est pas partie au tirage.

René BARONE

Retrouvez le questionnaire de Proust à Albert Sigusse à cette adresse :
http://membres.lycos.fr/polar/html/jcddgaleren.html