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4 BONNES RAISONS D'AIMER PIERRE SINIAC par Claude Le Nocher
Retour sur une année
riche en romans de qualité.
A la mémoire d'André Héléna (1919-1972)
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Parmi la cinquantaine de livres de Pierre Siniac, beaucoup
méritent d'être lus ou relus. La plupart sans
doute, tous peut-être. En voici quatre, exprimant le
talent et la finesse de cet auteur d'exception.
" ILLEGITIME DEFENSE " (L'Arabesque, Crime Parfait,
1958)
Paris, fin des années 1950. Arthur, presque 40 ans,
est un riche quincaillier possédant avec son ami Jérôme
plusieurs succursales. Il est marié à Suzanne
Morin, une actrice célèbre. Avant de l'épouser,
il l'a beaucoup aidée pour sa carrière. Elle
lui en est reconnaissante, ce qui ne l'empêche pas de
le tromper avec un metteur en scène. Cette nuit-là,
alors qu'il conduit Suzanne à Montargis chez sa mère
souffrante, la dispute éclate entre eux. Arthur tue
son épouse, et laisse son cadavre dans un sous-bois
marécageux. Cette scène de meurtre, l'a-t-il
réellement vécue ? Arthur, ancien combattant
comme son associé et ami, a été autrefois
blessé à la tête. Selon lui, cette blessure
s'est rouverte quand Suzanne s'est débattue. Après
avoir vécu pendant plusieurs jours en état semi-conscient,
il a retrouvé une partie de sa mémoire. Amnésie
partielle qui ne lui permet pas de savoir quelle nuit a eu
lieu le meurtre. Il ne sait qu'une chose : pour se forger
un alibi le soir en question, il doit établir ce qu'il
a fait chaque soir depuis près d'une semaine.
Il intrigue certainement ses amis en leur posant des questions
sur telle ou telle soirée, en insistant sur les horaires
(le meurtre a eu lieu à minuit moins deux). Mais, plus
facilement qu'il ne le croyait, son emploi du temps est reconstitué.
Pourtant, il faut faire vite car la disparition de Suzanne
sera bientôt signalée aux policiers. Il sait
qu'il aura à répondre aux enquêteurs.
Heureusement, il a préparé un alibi pour le
soir supposé du meurtre. Couvert, il le sera trop !
Car on ne peut pas se trouver à deux endroits à
la fois. Compliqué à expliquer ! Dès
la découverte du cadavre de Suzanne, la police sait
exactement quand elle est morte. Si Arthur l'ignore encore,
il possède le plus incontestable des alibis, grâce
à des témoins impartiaux. Devient-il fou, comme
le pensent Jérôme et le commissaire ? Qui le
prive d'un meurtre qu'il revendique maintenant ? Non, il est
certain de ne pas avoir imaginé la scène. Quelqu'un
d'autre y avait pensé aussi...
Le tout premier roman de cet auteur reconnu, publié
en 1958, avant l'excellent " Monsieur Cauchemar "
(1960), est remarquable. L'intrigue est très astucieuse,
la narration (à part l'utilisation abusive du passé
simple) est entraînante, la construction du récit
est pensée avec précision. Un merveilleux roman
à suspense, avec la subtilité de Pierre Siniac.
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PIERRE SINIAC : " L'AFFREUX
JOUJOU " (Fleuve Noir, 1985 - Rééditions
Baleine, puis Librio Noir)
Durant une vague de froid sur Paris, un écrivain
remarque sous ses fenêtres un clochard mal protégé
des intempéries. Il l'invite chez lui, tant que
ce froid persistera. Il note que l'homme n'a pas l'allure
d'un clochard ordinaire, mais plutôt de ce que
l'on appelle " un nouveau pauvre ". Il en
a confirmation quand Caussières lui raconte sa
vie. Pendant longtemps, il eut une existence moyenne
: une enfance un peu difficile, avec quelques malheurs
; un métier lui plaisant peu, mais qui lui permit
de vivre ; une vie de famille, pas vraiment heureuse.
Puis le début de sa vie marginale, passé
cinquante-cinq ans. Un héritage dont on le spolie,
aussi. Des femmes qui l'hébergent, provisoirement.
C'est un appareil photo de marque Schkemmer - une marque
disparue depuis belle lurette - qui lui offre l'occasion
de ne pas sombrer dans la dépression. Il a toujours
été passionné de photographie.
Il vérifie que l'appareil est toujours en état,
se procure les films correspondants, et s'arrange pour
pouvoir développer ses prises de vue. Tout n'irait
pas si mal - d'autant qu'il vit maintenant avec Marie,
une jeune femme compréhensive - s'il ne découvrait
un fait insolite. Quand il photographie certaines personnes,
des clichés dont il n'est pas l'auteur apparaissent
au développement. Pour une pellicule de trente
photos, il en obtient parfois trois ou quatre supplémentaires.
Disfonctionnement de l'appareil ? Non, il en a confirmation.
Marie s'en sert-elle en cachette ? Non. Devient-il fou
avec cette histoire ? Cela inquiète Marie. Peu
a peu, il admet l'explication irrationnelle de l'origine
des photos " anormales ". Il comprend, en
suivant un homme suicidaire, " Le sadique de l'Ouest
". Mais qui peut le croire ? Le directeur d'un
journal minable cherchera à lui voler cet appareil
insolite. Il se dit qu'il faut en finir avec ces photos
diaboliques. Après une dispute, il quitte Marie.
Quelle sera la réaction de l'écrivain
devant ce récit étonnant ? Lui aussi a
un vécu qui produira une photo en plus. Le Schkemmer
changera de main, mais il servira sûrement encore
Pierre Siniac naviguait ici entre roman noir et histoire
fantastique. On est tenté de chercher une explication
logique au phénomène étrange, mais
on réalise vite que ce n'est pas ce qui importe.
Jusqu'où le héros à la dérive
ira-t-il ? Telle est la seule vraie question. Original
serait un faible mot pour qualifier ce surprenant et
excellent roman.
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PIERRE SINIAC : " MONSIEUR CAUCHEMAR
" (Denoël, Crime Club, 1960 - Rééditions
Néo, puis Librairie des Champs-Elysées))
Paris, 1960. La brume et le froid intense envahissent la
capitale. Plus beaucoup de monde dans les rues, le soir. Plus
de flics non plus, car les policiers sont en grève
totale. Une aubaine pour un criminel qui aurait depuis des
années mûri un plan diabolique pour assassiner
des gens.
M.Esbirol est bouquiniste. Un brave homme dont on dit qu'il
ne ferait pas de mal à une mouche. Peut-être
bien ! Pourtant, depuis quelques jours, il sort le soir. Sorties
qui correspondent exactement avec celles de ce mystérieux
assassin que la presse surnomme déjà "
Monsieur Cauchemar ". Coïncidences ? Francinet est
un jeune garçon amateur de romans policiers. Il faut
croire que M.Esbirol l'aime bien, car il laisse le jeune garçon
lui voler des livres. Francinet vit avec sa mère et
le nouveau compagnon de celle-ci, Budé. Ce dernier
est inspecteur de police. C'est lui qui a arrêté
et abattu le père de Francinet - qui était un
assassin. Le garçon a des raisons de ne pas aimer du
tout " l'Inspecteur ". Ce n'est pas à lui
qu'il fera des confidences quand il apprendra l'identité
de " Monsieur Cauchemar ". Car il sera le seul à
savoir, Francinet !
Il accompagnera même l'homme lorsqu'il commettra ses
crimes. L'assassin ne lui expliquera pas immédiatement
sa technique. Mais le jeune garçon se doute bien qu'il
opère par hypnose. Hélas, il ignore les détails.
Hypnotiser quelqu'un, c'est assez long ! Or, le criminel agit
vite. Donc, il a sa méthode. Mais laquelle ? Le livre
écrit par M.Esbirol pourrait certainement le renseigner,
mais
M.Dieubattu, le voisin, se douterait-il de quelque chose ?
L'inspecteur Budé arrivera-t-il au bout de son enquête
? Le garçon saura-t-il enfin un jour la vérité
sur cette étrange affaire ? Que se passait-il vraiment
ces nuits-là ?
Le troisième roman de Pierre Siniac. Une intrigue parfaite,
une narration pleine d'astuce, des clins d'il malicieux
à la littérature policière, des personnages
surréalistes et attachants, une histoire utilisant
au maximum les faux-semblants. Pour le dénouement,
le lecteur a même le choix entre trois versions. Un
roman remarquable
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PIERRE SINIAC : " LE
CRIME DU DERNIER METRO " (Editions Baleine, 2001)
Un retraité est retrouvé pendu dans un
wagon du métro à Paris. Il ne restait
plus beaucoup de monde à circuler à cette
heure-là, dans le dernier métro se dirigeant
vers la Porte de la Chapelle. Le vieil homme semblait
même le seul passager au moment de sa mort. Un
suicide, alors ? Hypothèse impossible : il était
trop petit pour aller accrocher au plafond la laisse
de chien avec laquelle on l'a pendu. Et les banquettes
étaient trop éloignées pour l'y
aider. Bien sûr, son meilleur ami (qui l'avait
quitté peu avant) le sentait très déprimé
car le retraité avait récemment perdu
son inestimable collection de timbres rares. Mais les
faits sont évidents : sans un quelconque objet
sur lequel monter, le vieil homme ne pouvait absolument
pas se pendre. D'un autre côté, les témoins
- dont certains incontestables - n'ont vu personne avec
la victime. L'enquête policière s'annonce
compliquée. Accuser un des deux hommes ayant
trouvé le cadavre ? Ce brocanteur a " un
passé ", mais cela fait-il de lui un assassin
?
Reconstituer le déroulement des faits, les arrivées
et les sorties de chacun, cela permet aux policiers
de confirmer l'étrangeté de cette affaire.
Mais sans leur apporter d'éléments concluants.
Quand la vielle dame venue du Havre et ayant suivi le
début de l'enquête (car elle adore les
romans policiers) porte plainte pour le vol de sa valise,
en quoi ce détail ferait-il avancer les choses
? Le brocanteur serait-il aussi un minable voleur ?
La mort violente d'un autre passager, quelques jours
plus tard, a-t-elle un rapport avec tout çà
? Possible, car il connaissait le brocanteur. Ce dernier
n'a pourtant pas pu le tuer puisqu'il était alors
(sévèrement) interrogé par la police
- qui nage toujours. Pour parvenir à leurs fins,
les enquêteurs vont monter une machination contre
leur suspect : pourquoi ne pas lui faire endosser la
responsabilité de plusieurs affaires - dont le
meurtre du retraité ? Ils s'apercevront que l'enchaînement
des faits était moins linéaire qu'ils
ne l'ont cru - et qu'une affaire peut en cacher une
autre
Si le récit, au moment où l'enquête
piétine, est un peu répétitif sur
quelques pages, c'est bien le seul défaut (mineur)
de ce roman publié en 2001. Toujours habile,
l'auteur nous offre là une très bonne
histoire énigmatique, avec une ambiance très
réussie. L'explication finale est convaincante,
concluant parfaitement ce roman de qualité.
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Des bonnes raisons
d'aimer Pierre Siniac, il y en a bien d'autres. En particulier,
l'excellent " Un assassin, çà va, ça
vient " (Fleuve Noir, Engrenage, 1981). Une troupe
de spectacles érotiques ringarde mais très
rentable, un vieux directeur autoritaire tombant amoureux
d'une fille à peine majeure, son associé
plus jeune qui envisage de le supprimer afin de ne pas
être lui-même assassiné, l'administratrice
de la tournée (maîtresse de l'associé)
obsédée par sa propre mort - que plusieurs
voyantes lui ont annoncée
Voilà un
postulat bien dans la manière de Siniac, qui lui
permit de nous offrir là encore une intrigue parfaite,
pleine de faux-semblants.
Si je n'ai pas eu le plaisir de connaître cet auteur
personnellement, si j'ai à une époque été
réticent pour découvrir son uvre (les
critiques disaient trop de bien de lui - depuis, j'ai
compris que ce n'était pas du copinage, que c'était
mérité), je suis aujourd'hui certain qu'il
restera un grand nom de la littérature policière.
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CLAUDE
LE NOCHER
article paru dans 813 en 2003
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