Devenu éditeur tout en continuant à
écrire, Albert Sigusse a bien voulu répondre
à nos questions sur son parcours d'écrivain, sa nouvelle
activité et plus généralement, sur le monde
de l'édition.
René Barone
: Pourquoi avez-vous écrit du polar ?
Albert Sigusse : Parce que je croyais que
ça permettait de gagner de l'argent et que c'était
plus facile. A l'époque...
Quelle époque ?
AS : Début des années cinquante. J'avais
commencé un roman qui se passait sur une île
parce que ma femme et moi étions allés séjourner
un mois d'été à l'île d'Yeu en
juillet 1952. C'est là que nous avons appris qu'elle
était enceinte. Comme nous avions peu de revenus, j'ai
pensé au polar, j'ai construit un récit chargé
de péripéties épouvantables, des assassinats
comme on n'en rencontre que dans les livres. Ensuite, j'ai
rapiécé ça et j'ai tapé le tout
à la machine.
"La noyée de l'île",
publiée dans la collection "La Chouette"
en 1958, était votre premier roman policier ?
AS : Oui. Il m'a rapporté 200 000 francs de
l'époque, une demi- 2cv. J'avais commencé par
l'envoyer à divers éditeurs en 1953, sous le
titre La noyée de l'île Saint-Ange.
Pourquoi Saint-Ange ?
AS : Je savais qu'il
y avait un passage Saint-Ange donnant dans l'avenue de Saint-Ouen,
puisque ma grand-mère l'empruntait pour aller faire
ses commissions. Il y a un château Saint-Ange à
Rome. Et puis il y a aussi une Mme de Saint-Ange dans La philosophie
dans le boudoir du marquis de Sade, personnage de dévote
dévergondée qui entreprend d'initier à
la débauche une jeune vierge. A l'époque, je
trouvais Justine fort ennuyeuse, je n'avais pas lu La philosophie
ni Les cent-vingt journées.
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Ceux qui recevaient votre
manuscrit non plus ?
AS : Certains, pas tous. Là-dessus, je suis
parti au service militaire. A chacune de mes permissions et même
après, je trouvais au courrier des lettres de refus.
Beaucoup ?
AS : Flammarion en octobre 1952, Laffont (Pierre Javet) en
novembre, Denoël en mai 1953 suivi d'une rencontre avec Robert
Kanters, qui m'a demandé de remanier en orientant les choses
plus vers l'intrigue policière (mai 1953) puis a refusé
(août 1954) car ils hésitaient à étendre
leur domaine policier, et Les presses de la cité (Sven Nielsen)
en avril 1954 en précisant que ça commençait
mieux que ça ne se terminait, Le fleuve noir en mai 1957,
Arthème Fayard en juin, Le Masque en octobre, Pierre Horay
(René de Obaldia) et Artaud (Claude Mettra) le même
mois, et Gallimard (Série Noire) en février 1958 par
une lettre de Marcel Duhamel regrettant "d'autant plus qu'il
est très bien écrit et qu'il y a pas mal de "suspense"
mais il conviendrait plutôt à une collection comme
LE MASQUE. Si vous pouviez vous adapter à un rythme un peu
plus rapide, pour un roman qui se passerait dans un milieu pittoresque
mais pas nécessairement campagnard, avec le talent que vous
avez pour planter les personnages et construire votre intrigue,
je suis sûr que vous nous donneriez quelque chose d'excellent".
Plus tard, j'ai été refusé pour publication
en feuilleton par Geneviève Maîtrejean-Brouty (A la
page), M. Caillet (Le hérisson, Marius) et M. Jean Bruneteaux
(La dépêche de l'Aisne).
Décourageant ?
AS : Non. La prise de décision éditoriale
est arbitraire. On doit choisir. Je voyais près de moi des
films se faire et d'autres rester en plan sans lien avec la qualité
d'invention. Tout producteur dépend de sa diffusion ou de
ses financiers. Dès que ça trouve preneur, il est
justifié dans son choix. Ce qu'il a écarté
retourne aux ténèbres extérieures. En plus,
ces braves gens me trouvaient poliment du talent, je ne savais pas
que c'était une précaution. Certains m'encourageaient
à persévérer.
Et puis Ditis...
AS : Oui, je leur avais soumis le manuscrit en août
1957 et je les avais relancé. Finalement, en janvier 1958,
j'ai reçu une lettre signée Frédéric
Ditis : "Je trouve ce roman très remarquable et d'une
qualité bien supérieure à celle des romans
que nous avons l'habitude de recevoir. Il est admirablement écrit
et sort absolument des sentiers battus et dès les premières
pages, on découvre le romancier de grande classe. En revanche,
j'ai certaines objections à faire à sa construction
et à la façon dont, en général, vous
concevez le roman policier. Je pense que ça mérite
une sérieuse discussion et je serais heureux, si vous avez
un moment, de vous rencontrer.
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Ca vous a étonné ?
AS : Je me suis senti dans la position d'un pêcheur
qui a pris dans son épuisette un clone de Marcel Proust
alors qu'il était parti attraper du goujon à
la ligne.
Cette sérieuse discussion vous a appris beaucoup ?
AS : Que dalle. Tout de suite, il m'a semblé
qu'il ne savait pas dire à ses auteurs ce qu'il voulait
obtenir d'eux. Je voyais autour de moi comment on s'y prenait
pour parler aux comédiens. J'ai eu affaire à
un vieux dragueur snob et comblé.
Qu'attendiez-vous ?
AS : Contrairement à certains de ses auteurs,
moi, je ne l'ai jamais entendu énoncer quoi que ce
soit d'utile à l'écriture ou à la construction
de polars. Par exemple, jamais il n'évoquait cette
différence essentielle pour le roman populaire entre
le récit de détection (Le chien des Baskerville)
et celui d'aventure (Michel Strogoff). Jamais non plus il
n'a insisté sur l'importance de la charpente climaxique,
celle de la tragédie racinienne, dans ces deux genres
post-industriels que sont la SF et le polar.
Savez-vous pourquoi il vous a refusé ensuite ?
AS : Je n'ai pas compris ses raisons professionnelles.
Je n'étais pas de son monde, je ne partageais pas ses
moeurs. Il m'a trouvé tout de suite insupportable.
Ensuite, j'ai écouté son adjoint, M. Jean Loth,
je me suis efforcé de suivre ses conseils. On voulait
des synopsis avant rédaction du roman, j'en ai soumis.
Je n'y croyais pas. Ca ne reflète pas l'oeuvre telle
qu'elle sera écrite. Je voyais, dans la production
de films, que le synopsis ne donne jamais une idée
du montage terminé. Mon dernier manuscrit, déposé
en mars 1959, où pourtant, aucun poil ne dépasse
entre les cuisses de la jeune fille, m'a valu une lettre définitive.
Signée Marcel Proust ?
AS : Signée Mlle Le Queinec, de novembre 1959
: "En l'absence de M. Ditis, j'ai le regret de vous retourner
votre manuscrit intitulé "Simple Mortelle.
La personne qui représente notre comité de lecture
ainsi que M. Ditis ont lu votre ouvrage avec beaucoup d'attention
et ont apprécié à leur juste valeur la
qualité de l'intrigue et le choix du paysage, qui comporte
en lui-même beaucoup d'angoisse romantique. Leur avis
toutefois a été moins favorable en ce qui concerne
le style et le français de votre roman. Par ailleurs,
M. Ditis m'a prié de vous faire savoir que le refus
de votre manuscrit ne procède pas uniquement de la
valeur de celui-ci mais a pour raison principale un programme
complet pour l'année en cours et fort avancé
pour la suivante. Il en résulte que nous n'envisageons
guère pour le moment la prise de nouveaux manuscrits."
Dans Les dames blanches, que j'ai particulièrement
aimé, vous indiquez en page de garde de l'édition
d'avril 2002, que le livre a été refusé
par 7 éditeurs, dont Ditis et "Les presses de
la Cité", qui, finalement, le publieront en 1968.
Pourquoi ?
AS : Parce que ce pittoresque n'est jamais évoqué
par les auteurs nulle part autrement que de façon honteuse,
comme la vérole chez les jeunes littérateurs
à l'époque romantique.
Ce n'est pas parce qu'un éditeur refuse un manuscrit
que le livre est mauvais pour autant, c'est simplement parce
qu'il ne voit pas comment il va le vendre et en tirer du succès.
Succès, d'ailleurs, dont bénéficieront
à la fois l'auteur et l'éditeur.
En plus, j'ai senti que Ditis n'était pas mécontent
d'exercer le pouvoir de créer par procuration, c'est
fréquent chez les gens d'édition et les producteurs
de radio, de films et de télévision. Il était
poli et soucieux des apparences, ce qui est de moins en moins
le cas dans sa profession. On rencontre aussi parfois des
gens pathologiquement cruels dans l'enseignement, la police
ou les professions médicales. L'essentiel est de ne
pas y prêter d'importance. C'est à moi, comme
à tout écrivain, de savoir si mon roman conviendra
aux lecteurs. Lorsqu'un éditeur me dit non, il n'en
devient pas pour autant un adversaire. Ce n'est pas un éditeur
pour moi, sans plus.
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Ce n'est pas un bon éditeur
?
AS : Une fois, on a demandé au comédien
Richard Widmark ce qu'était, pour lui, un bon metteur-en-scène.
Il a répondu : Well, he is a good director because
he cast me ! (C'est un bon réalisateur parce qu'il
m'a choisi dans sa distribution.)
Ainsi, refusé par "Les presses de la Cité"
en 1958, "Les dames blanches" ont été publiées
par ce même éditeur en 1968. Ca vous a étonné
?
AS : Même pas. La lettre de refus et plus tard le contrat
portent la même signature, Sven Nielsen. C'était un
homme courtois, que j'ai eu l'occasion d'interviewer plus tard pour
un journal, Le monde ou Le nouvel observateur, je ne me souviens
plus. Il avait réussi le contrat du siècle avec Georges
Simenon, qui était pratiquement son propre éditeur
tout en assurant aux Presses une marge confortable. Le talent et
la régularité de production de Simenon associés
à la gestion de Sven Nielsen garantissaient le succès
de cette entreprise. J'étais hors d'état d'espérer
tout ça en ayant un polar publié chez lui. Celui de
ses auteurs qu'il prônait le plus dans la conversation était
Jean Lartéguy. Il disait ça tout naturellement. Les
poches de son veston étaient plates, j'ai constaté
par la suite que c'était fréquent chez les hommes
riches. En plus, ça leur donne de l'élégance.
Il acceptait mon bouquin sans se souvenir qu'il l'avait refusé.
Très bien.
Les temps avaient changé ? J'ai ma petite idée
mais je n'en dis pas plus pour ne pas déflorer l'intrigue...
AS : Je ne pense pas que ça tienne au côté
sexuel, ni chez Nielsen la première fois, ni chez Ditis,
bien qu'il ait souvent agité le spectre de la censure, dont,
entre nous, ses collections avaient peu à redouter. Il en
parlait souvent, je crois que c'était pour se donner de l'importance,
En vérité, il voulait toucher un public large, comme
les Disney, qui bannissent le sexe, le sang, la mort et les besoins
du corps. Mickey Mouse, né en 1928, n'a toujours pas commencé
sa vie sexuelle. On ne le voit jamais aller aux cabinets. Ditis
dépendait, pour le financement de sa Chouette, de sa famille
originaire de La-Chaux-de-Fonds, où on est strict sur le
chapitre du cul. Il aimait gronder pour montrer sa vertu.
Par contre, je sais pourquoi le livre a été accepté
la deuxième fois par Sven Nielsen. J'avais rencontré
un esprit de qualité, M. Eugène Bencze, d'origine
hongroise et très cultivé, qui parlait un français
parfait. Il était libraire-éditeur après un
doctorat ès-lettres sur Rémy de Gourmont à
Toulouse dès son arrivée en France. Il avait travaillé
chez Grasset et il s'occupait toujours de diffusion pour Les presses.
Il a lu mon manuscrit et l'a glissé sous le bras d'Endrèbe,
le lecteur de confiance de Nielsen pour le polar, en l'assurant
que la maison tenait là un chef-d'oeuvre. Effectivement,
le bouquin a été retenu pour un grand prix de littérature
policière, qu'il n'a finalement pas obtenu.
Vous voulez dire que le manuscrit des "Dames blanches"
a été lu deux fois par le même lecteur avec
des résultats diamétralement opposés ?
AS : M. Bencze m'avait assuré que la première
lecture aurait été oubliée. En plus, il était
sans illusion sur les pratiques de la profession, sa réputation
de culture était grande dans l'édition. Et il lisait
vraiment...
Alors, les éditeurs ne lisent pas tous les manuscrits
?
AS : Ils règnent sur la décision de publier,
ça finit par monter à la tête. Dès que
c'est retenu par eux, c'est béni. Puisqu'il y a des refus,
c'est que la sévérité de leur sélection
est critère de qualité. J'ai entendu un éditeur
engueuler son entourage car personne n'avait lu un bouquin qui venait
de paraître et où il y avait quand même des trucs
bizarres. L'auteur sortait de prison, il est vrai, ce qui faisait
monter les ventes.
Ils lisent du pouce. On les comprend. Le tonnage d'illisibles que
reçoit tout éditeur réputé est considérable.
L'article de fond du numéro 2 de J'ECRIS (Volume 1, 1987)
porte sur le prix de la lecture. Les coûts sont si énormes
que beaucoup de maisons refusent les envois spontanés, et
certaines ne prennent plus en charge le port du retour. Dans 99
cas sur 100, lorsqu'on envoie un manuscrit à un éditeur
qui n'a pas encore déposé le bilan, il faut s'attendre
à ce qu'il termine dans un broyeur.
En plus, la lecture éditoriale est bien distincte de la lecture
de plaisir, ou de la lecture critique, au terme de laquelle on doit
pondre un article. Ou même de la lecture rédactionnelle,
celle qu'on pratique quand on reçoit d'un éditeur
un manuscrit à récrire et pour lequel la date de mise
en fabrication est déjà fixée
Il y a des livres acceptés avant davoir été
finis ?
AS : Quand il y a une signature, c'est fréquemment
le cas. Celui qui intervient pour récrire est appelé
"docteur". On se fait un meilleur blé en étant
docteur de scénarios. Mais là, il faut des relations,
car les enfants, les conjoints et les proches de tous les producteurs
influents sont tous persuadés qu'ils vont pondre leur
scénar facile, alors que c'est le genre qui
exige le plus de technique et de relectures, et où la
charpente est primordiale.
Est-ce parfois le cas en polar ?
AS : Dans les genres populaires à parution périodique
serrée, il y a des signatures que le public demande.
La signature devient elle-même un indicatif du produit.
Nielsen m'a expliqué un jour où je souhaitais
publier plus, qu'il fallait prendre un autre pseudo avec un
autre descriptif du héros récurrent.
Pour lui, le progrès en librairie venait de ce qu'on
pouvait jeter un livre après l'avoir lu, étant
donné le coût très bas des fabrications.
La lecture de fréquentation ne lui semblait pas essentielle
au progrès des civilisations et des littératures.
Ditis non plus. Sa découverte, en quittant Flammarion
pour créer sa marque, ce fut la diffusion dans les grandes
surfaces à raison de quatre titres par mois à
80 francs (anciens).
C'était faisable ?
AS : Pour ça, il faut triturer du traduit à
partir des gisements en stock à l'étranger, ou
disposer d'une équipe abondante comme pour un journal.
Initialement, Marcel Duhamel vend sa Série noire à
Gaston Gallimard en lui proposant de la fiction calquée
sur le fait divers. En 1946, Gaston a la nostalgie des grands
publics populaires depuis Détective, qu'il a lancé
dans les années trente, puis arrêté. Le
marché est avantageux. Duhamel s'assure des droits et
garantit la copie traduite en puisant dans le grenier américain.
Black Mask et les pulp se rachètent pour
pas cher.
En passant, notons le côté fâcheux de cet
arrangement pour les auteurs de polar français. Marcel
Duhamel termine sa vie sur un pied très confortable,
Saint-Paul de Vence, des revenus comparables à ceux dYves
Montand, ce qui est tout à fait mérité
en considération du montage du dispositif. Vraisemblablement,
l'enveloppe des contenus est de 10%, ce qui court encore les
rues après la guerre. Duhamel prévoit 5% pour
ses rachats de droits et 5% pour payer les traducteurs, dont
il fait partie au début. Ce que lui coûtent les
droits est son petit bagage, comme disait Landru avant la guillotine.
Les 5% des traducteurs sont versés en à-valoir
assis sur le premier tirage, je crois, de 300 000 à 400
000 francs. Quand il puise dans le vivier des auteurs en français,
Albert Simonin, José Giovanni, ceux-ci restent à
5%, ce qui est estompé par la rondeur de l'à-valoir.
Avec ses 5%, Marcel Duhamel touche à lui tout seul l'addition
de ce que tous perçoivent individuellement. Depuis, tous
les polardeux écrivant directement en français
sont alignés sur ces 5%. Sur ce chapitre, Nielsen donnait
plus, 7%. Il est vrai qu'il ne tirait qu'à 15 000 pour
la première mise en place.
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Lorsqu'un auteur de polar signe sous des pseudos différents,
c'est la même matière romanesque...
AS : A la grande époque anglo-saxonne, John
Diskson Carr, etc., non. En France, on conseillait aux auteurs de
polar enviant ces belles destinées de varier les héros
et les dispositifs narratifs.
Avec les industriels américains ultérieurs, la perplexité
va se répandre. Pigiste occasionnel au Monde, j'avais rencontré
Mme Odile Lagay, adjointe de Marcel Duhamel. Elle m'a expliqué
leurs difficultés face aux pratiques américaines.
Le noir utilisait des titres et des pseudos qui étaient propriétés
des éditeurs. Par exemple, j'invente n'importe quoi, on a
sorti Fatal Kiss de Brian O'Connell il y a quinze ans. A court pour
la prochaine fournée de parutions, on reprend Fatal Kiss
en changeant les lieux, les noms des personnages ainsi que les marques
de voitures qui se démodent, sous le titre de Pleasant Coffin
de James McCorman. A la Série noire, ils voyaient arriver
ça à quinze ans de distance sous deux titres différents.
Après traduction et adaptation, ça devenait deux romans
distincts.
Est-ce à la suite de refus répétés
que vous avez opté pour les éditions Guenot, qui n'ont
rien à vous refuser ?
AS : J'aime bien m'occuper de tout ce qui touche à
l'édition, de la composition au brochage et jusqu'à
la vente, essentiellement par correspondance en ce qui nous concerne,
ce qui implique un fort bouche-à-oreille. J'ai travaillé
pour d'autres éditeurs, Denoël, où j'étais
bien et chez qui j'ai publié Salauds de jeunes.
N'est-ce pas exténuant que d'être impliqué
dans toutes les tâches de l'édition, en particulier
la composition, la mise en page, le tirage, le brochage et la diffusion
?
AS : Non. On passe moins de temps en démarches, à
attendre que la collection pour laquelle on écrit démarre,
reprenne, s'arrête. La plupart des écrivains contemporains
travaillent plus à se faire éditer qu'à écrire,
d'où la pauvreté de la prose vendue.
Voyez J'ECRIS. Nous avons un logiciel avec sa feuille de style.
Pratiquement, les articles sont mis en page à mesure de leur
rédaction. Pour cette interview, par exemple, je reprends
les questions que vous m'avez adressées par écrit,
j'y réponds en les modifiant selon la disposition du propos
et l'expérience ancienne que j'ai du journalisme. J'évite
les lignes creuses en haut de page. En relecture, je peux insérer
une relance pour éclairer ou alléger la suite de l'information
à distribuer. Je jette aussi un coup d'oeil à l'opacité
typographique de la page. Je fais la même chose avec mes polars.
Combien de temps pour écrire un roman
?
AS : Variable. Quand j'envisageais d'en vivre, une fois bâtie
la charpente puis rédigé un bref conducteur à
raison d'un feuillet environ par chapitre, le premier jet me prenait
dix jours, tout en m'activant parallèlement à autre
chose. J'écris tous les jours, quand je sais qu'il y a un
débouché.
C'est le cas de tous les écrivains travaillant pour des séries
populaires, ou en radio ou même en télé. Dès
que la copie est attendue, ça nous tire en avant. Rien de
plus débilitant que de construire un récit quand on
sait qu'il pourrait être refusé pour des raisons non
techniques. Par exemple, parce qu'on annonce un quota, vous avez
eu cinq titres pris l'année dernière, on ne peut rien
vous prendre avant l'année prochaine. Et encore, pas sûr
!
En plus, ils croient au progrès puisqu'ils arrivent après.
Le polar sera désormais du monologue intérieur d'exclus
la nuit, sur une décharge publique avec des rats, du vomi,
des flics, des malfaiteurs de toutes sortes, etc.
L'avantage du manuscrit qui n'atteint pas son public dans les mois
qui suivent, c'est qu'on peut le laisser dormir. Trente ans pour
finir Keuroué, ainsi que me l'a fait remarquer un de mes
lecteurs. J'avais terminé ça pour un concours en 1969,
je n'ai pas été primé. En 1999, j'ai rajouté
un début et une fin qui font ressurgir une dame d'importance
dans la vie du héros. Ca marche très bien. On a des
ventes. Les gens trouvent le héros attachant. J'avais inventé
ce personnage de Maurice Fauvet, le chien des rues, justement pour
Ditis qui n'en a pas voulu.
Vous partez d'un plan bien défini ou bien sur une vague
idée ?
AS : Je tue d'abord. Je décide de qui a fait le coup,
dans quelles circonstances, avec quels éléments de
dissimulation, dans quel environnement. Ici, à JECRIS,
nous appelons ça l'histoire, ce que la police trouve à
la fin, ce qui paraît dans le journal une fois que tout est
élucidé. Et ensuite, j'embrouille, je recouvre, je
brouille les pistes, je trie les péripéties, je les
organise selon leur apport en surprises et en rebondissements. J'appelle
ça le récit. Ou le scénario, la suite des scènes.
Il me faut savoir tout ça avant de démarrer.
Vous prenez des notes ?
AS : J'ai besoin de poser des repères sur le papier.
Autrement, je me laisse tenter par les multiples possibilités
d'assassinat qui s'offrent dans la vie romanesque ordinaire.
J'admire un très grand charpentier instinctif dont j'envie
la capacité à organiser le récit, Brice Pelman.
Son conducteur est préalablement installé entièrement
dans sa tête, sans note. Il écrit son chapitre quotidien
dans une bibliothèque publique où il arrive avec du
papier et un stylo. Et tout est là, élaboré.
Ensuite, quand on lit le livre, les rebondissements sont à
leur place, les personnages bougent, les dialogues sont bon teint,
tout avance au train qui convient.
Deux des romans que j'ai lus de vous se passent aux Sables d'Olonne.
Etes-vous de la région ?
AS : Je m'y suis marié, nous y passons des vacances en
famille. Et Sigusse est un pseudonyme de La Chaume, d'où
ma femme est originaire.
Vous poursuivez trois séries policières Hérard
& Delormeau, Sartor, Albéric d'Ambrun ?
AS : Oui. J'ai démarré mes deux flics, le commissaire
Hérard et l'inspecteur Delormeau dans La noyée de
l'île. Je pensais me faire une existence pépère
de romancier à la Simenon avec les autres titres, à
raison de 200 000 francs par livraison. En plus, je rêvais
aux droits dérivés mais sans acharnement, et je comptais
sur les éditeurs pour faire descendre cette manne en suppplément.
Dans cette marmite, j'ai Les dames blanches, Chez Prince, qui se
passe à Saint-Cloud, Monsieur Quinze, dans un hôpital,
La piste noire, en Suisse, Pauvre Max, sur les bords de la Loire
et Les visiteurs du Sunderland, en rade de Brest.
La série dite Sartor, ou du chien des rues, utilise un héros
non violent, Maurice Fauvet, impliqué comme tout brave type
dans des traquenards avec mort d'homme. J'ai commencé par
La dame cachée qui se passe à Neuilly, puis Virginie,
à Montmartre, Simple mortelle à La Ferté Milon
et Keuroué à La Chaume. J'avais préparé
ça sur mesures pour Ditis, qui n'en a pas voulu.
Ces deux séries sont éteintes, en pratique, leurs
actions sont situées dans les années cinquante ou
soixante, avant que je me mette à faire de la radio puis
du journalisme.
Vous dites qu'elles sont éteintes parce qu'elles sont
situées dans les années 1950-1960. Ca leur donne un
charme supplémentaire, nostalgique...
AS : On verra s'il y a un public dès que nous les
sortirons aux éditions Guenot.
Quand ça ?
AS : Je sors les typons après avoir relu les épreuves
quand j'ai un moment de libre. Ensuite, les éditions attendent
d'avoir assez de ventes pour acheter du papier. Dans l'intervalle,
je prépare l'imposition...
L'impression ?
AS : Non, l'imposition est la disposition des pages montées
sur des feuilles à plat pour le tirage en cahiers, afin qu'après
pliage, elles soient dans l'ordre pour le lecteur.
Ca prend longtemps ?
AS : On vient de retirer un polar cette semaine (Ami entends-tu)
, ça nous a pris une journée et demie pour l'impression,
le pliage, l'assemblage, la couture et l'encollage des couvertures.
Ce sont des romans que vous avez écrits dans les années
soixante, qui ont été réédités
aux éditions Guenot et qui sont épuisés ?
AS : Les manuscrits ont été terminés,
dactylographiés et soumis durant ces années-là.
Chacun fait environ 300 000 signes, sauf Les Visiteurs du Sunderland,
100 000 signes. Il reste juste à sortir la composition puis
à passer au tirage. évidemment, comme c'est moi qui
relis les épreuves, je peigne un peu la copie, vieille déformation
de journaliste !
Dans la troisième série, Albéric d'Ambrun est
un flic sans zèle à la fin du XXème et au début
du XXIème siècle avec des traits prévus pour
en faire le héros d'une série de téléfilms.
Il a un nom à tiroir, ce qui lui donne accès, par
sa famille, à tous les endroits du pouvoir effectif. Il est
noble, la survivance attire les quolibets. C'est une distinction
enviée par Leuvieud, son chef, arriviste férocement
républicain. En plus, Albéric prise. C'est un neuneu,
un rêveur, un inutile de bonne famille à qui sa mère,
Marie-Antoinette d'Ambrun, ordonne de ne pas faire de vagues. Si
on le virait, il est trop nul pour trouver un boulot ailleurs que
dans la police. On ne lui confie que des enquêtes impliquant
des notables dont on n'est pas pressé de découvrir
la culpabilité, dans l'espoir qu'il est trop minable pour
rien trouver.
Or, il trouve. D'où l'embarras de son supérieur Leuvieud,
qui doit éviter que le coupable avéré ne trinque,
ça ferait trop de vagues, il est de haut rang, c'est généralement
un goliath de la politique ou du gros pognon. Et très profondément
usager des habitudes de corruption et de pillage des institutions
de la France actuelle.
Quelle est votre définition du polar ?
AS : Un récit qui culmine à la fin avec des
personnages situés dans une époque. Pour moi, c'est
un genre post-industriel. La science fiction aussi. Elle naît
quand les hommes ont peur des machines qu'ils ont inventées
et créent le martien. En polar, l'invention, c'est le coupable
absolu. Ca remonte à The murders in the rue Morgue d'Edgar
Allan Poe, dans Grahams'Magazine, en avril 1841, à Philadelphie.
Le polar prend alors la relève des livres d'édification
dans les sociétés protestantes, telles que The pilgrim's
progress, de John Bunyan, publié à Londres en 1678,
où un personnage aspirant à la vertu traverse des
paysages et des épreuves pour diminuer sa culpabilité
qualifiée et atteindre, qui sait, la grâce qu'on ne
peut obtenir, selon Calvin, que par la prédestination. Autrement,
on sera damné.
A partir de Poe, il ne s'agit plus de savoir de quoi on est coupable,
mais qui est le coupable. Au départ, c'est un genre populaire
en sous-culture. Les gens lisent jusqu'au bout pour s'assurer que
le coupable, ce n'est pas eux.
On lit du polar pour savoir qu'on n'est pas coupable ?
AS : Pour apprendre à la fin que le coupable est un
autre et pas le lecteur. Il a veillé, souvent tard dans la
nuit, afin de pouvoir s'endormir soulagé. Ses saloperies
intimes qu'il pense être seul à connaître sous
le regard de Dieu ne seront pas dévoilées. Pas cette
fois. Pour veiller au grain, il achète un autre polar. Ce
qui lui permet de rester dans le secret de ses péchés
intimes alors que de vrais coupables sont rattrapés et dévoilés
à la fin par Sherlock Holmes, Hercule Poirot, etc.
Je trouve curieux que vous disiez que les gens lisent du polar
pour s'assurer que le coupable n'est pas eux.. Normalement, quand
on lit de la fiction, on s'identifie au héros, pas au coupable.
AS : Dans The talented Mr Ripley de Patricia Highsmith, le
héros est le coupable. On se demande s'il va réussir
son changement d'identité. Il passe au travers à la
fin, à la différence de ce qui est filmé dans
Plein soleil, de René Clément, adapté du roman
de Highsmith. Dans la détection stricte, de type Conan Doyle
ou Agatha Christe, le héros est l'investigateur, Hercule
Poirot ou Sherkock Holmes.
Souvent, chez Highsmith, le héros est celui qui est poursuivi,
qui peut être inquiété, rattrapé, puni.
Le coupable intérieur. A la façon dont elle écrit,
on doit passer par lui pour rencontrer la suite des événements
fictifs dont Patricia nous fait présent.
Elle-même était loin d'être simple. J'ai eu l'occasion
de la rencontrer et de l'interviewer pour Le nouvel observateur.
Et puis ils n'ont pas passé le papier. A l'époque,
fin des années 60, le polar n'entraînait pas des extases
dans la critique littéraire
Elle était déjà ravinée par les cigarettes
et le whisky avec des yeux de femme à femmes. On aurait dit
qu'elle avait un chat sauvage dans la tête et que ça
devenait une panthère aussitôt qu'elle soulevait les
paupières.
Pour la sortie de la traduction de son livre The tremor of forgery
(L'empreinte du faux), elle était descendue dans l'île
Saint-Louis, chez une belle dame sensiblement plus âgée
qu'elle. Le reste du temps, elle habitait Montachoux. Elle écrivait
son courrier au dos de bulletins électoraux qu'elle allait
récupérer les lendemains d'élections dans le
préau de l'école où on balayait les vieux papiers.
Elle était économe, pas riche. Elle se plaignait qu'Hitchcock
ait acheté les droits de L'inconnu du Nord-Express pour une
bouchée de pain.
Bizarre ?
AS : Attachante, géniale, damnée pour avoir
visité l'enfer et en avoir rapporté les secrets des
hommes, des femmes et de l'âme humaine en général.
Vos auteurs de polar préférés ?
AS : J'ai commencé à m'intéresser au
genre à partir de The little sister de Raymond Chandler.
Je vivais à Londres, j'ai lu tout ce qui était disponible.
Chandler n'était pas encore mort. Puis j'ai découvert
Dashiell Hammett à l'époque où j'étais
aux Etats-Unis, l'année de la mort de Chandler, justement.
Ce que j'ai admiré, c'est la prose bien dégraissée,
la rapidité dans la peinture attentive et politique d'une
société. Hammett était communiste avec un humour
dévastateur et américain. Ses dialogues m'ont paru
moins écrits que ceux de Chandler, qui m'enchantaient, mais
plus aptes à entrer directement dans la caméra. D'ailleurs
je me repasse souvent The Maltese falcon, le film de Huston à
partir du roman de Dashiell Hammett, et je suis à chaque
fois épaté de constater que les dialogues du film
sont obtenus en enlevant ici et là au crayon rouge deux ou
trois trucs dans ceux du roman.
Avez-vous un autre policier en chantier ?
AS : Bon à tirer (série Albéric dAmbrun),
que je vais reprendre. L'histoire est à point mais le récit
suit un déroulement d'aventure. On voit le coup se faire
et on suit les choses par-dessus l'épaule du coupable. Je
vais construire un récit de détection. C'est plus
difficile parce que la chose à découvrir est d'une
grande simplicité.
Reprendre ? C'est un livre déjà
écrit ? Ou bien vous l'avez commencé et vous allez
le terminer ?
AS : Pour un écrivain professionnel, quand le conducteur
inscrit sur son ordinateur et découpé en chapitres
a été transformé en premier jet, c'est dans
la boîte. Même si on n'est pas satisfait.
Avant ça, on a été soulagé de tenir
son coupable et les grandes lignes de son déroulement en
pointillé, même s'il reste encore des péripéties
à façonner ici et là.
Bon à tirer est terminé en premier jet, quarante deux
scènes. J'ai envie de démarrer mon récit à
la scène 11 de la version actuelle, la scène 1 devenant
la 42. On verra.
Vous savez que j'écris directement sur un logiciel de mise
en page, ce qui fait que le calibrage de ma copie est instantané.
Je m'abstiens de sortir des tirages sur papier pour mes relectures,
je trouve ça narcissique. Je me trompe peut-être. En
tous cas, je fonctionne ainsi. Je ne donne rien à relire
à personne avant que la rédaction ne soit terminée
à mon gré.
Là, au moment de sortir un jeu d'épreuves pour l'envoyer
à M. Claude Guenot, qui fait toutes nos relectures y compris
pour le journal, je me suis aperçu qu'il fallait ouvrir sur
ce qui attire l'attention de la police et marque le début
de l'enquête. J'ai encore la possibilité de changer,
tant que l'imposition n'est pas partie au tirage.
René BARONE
Retrouvez le questionnaire de Proust à Albert Sigusse à
cette adresse :
http://membres.lycos.fr/polar/html/jcddgaleren.html
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