Interview de Lahkdar Belaïd

Ladkhar Belaïd, auteur de deux très bons polars (serail killers et Takfir sentinelle), réponds à nos questions sur ses livres mais aussi sur son parcours et ses points de vue actuels.

Photo du temps présent, réflexions et visions d'un immigré dont les écrits tendent entre fiction et réalité et dénoncent, tout en cherchant leur sens, les bouleversements depuis la guerre d'Algérie, en France.

Deux romans à lire impérativement cet été.

Luis Alfredo : Lakhdar Belaid pourriez-vous vous présenter rapidement aux lecteurs de ce site (profession, âge, etc.)?

Lakhdar Belaïd : D’abord, bonjour… Je suis journaliste en presse écrite et j’ai 39 ans.

Première question traditionnelle : pourquoi écrire ?

L.B. : J’écris parce que j’ai d ‘abord été un lecteur. Enfant et ado, j’étai un accroc de la bibliothèque de Roubaix. Ecrire, ça permet aussi de canaliser le trop plein de pensées. Notamment les idées, forcément noires, liées à l’actualité.

Vos romans se rangent dans la catégorie Polar. Pourquoi avoir choisi ce genre ?

L.B. : Le polar est une bonne façon de faire à la fois dans la "littérature" et dans l’écrit politique. Mes romans évoquent l’influence de la guerre d’Algérie sur la société française et sur les rapports entre ses membres.

Serail killers - Folio policier n°285
256 Pages - 2003
ISBN : 2070426920


N'êtes-vous pas attiré par une littérature plus "noble"?
L.B. : A mon sens, le "noir" est très noble. Le fait qu’il ait été négligé offrait d’ailleurs une plus grande liberté que dans la "blanche", longtemps formatée. Aujourd’hui, on assiste à un autre phénomène. Le polar est le genre qui "monte". Du coup, là aussi, on risque de tomber dans les poncifs faciles.

Mais vous avez écrit des ouvrages politiques !… Dont le thème est Algérie et l'immigration. D'évidence vos polars ne sont que la continuation de vos "batailles antérieures" sous une autre forme. Pourquoi avoir "abandonné" l'écrit politique pour le polar ? Que vous permet-il de plus (ou de moins) ?

L.B. : Quand on écrit des essais politiques, le public est généralement très restreint. Et puis, dans un premier temps, il faut réussir à se faire publier. Soyons également honnêtes, les essais, c’est souvent chiant. Enfin, je crois en la non-neutralité bénéfique du roman. Le polar politico-historique est une bonne méthode pour souligner la mauvaise foi et la malhonnêteté des autres, mais aussi sa propre bêtise et sa naïveté. Enfin, dans un roman, c’est l’auteur qui décide de l’épilogue et de la morale de l’histoire, pas l’actualité ou les courants forts qui cherchent à orienter l’opinion publique

Dans Serail Killers (votre premier roman aujourd'hui disponible en Folio) vous faites référence au PPA de Messali Hadj. Pouvez-vous en "dresser"une brève présentation.

L.B. : Le PPA est un parti historique à plus d’un titre. Créé par Messali Hadj, fondateur du nationalisme algérien moderne, il est l’héritier de l’Etoile Nord-Africaine (créée par Messali en 1926 et dissoute par les Français), du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) (créé par Messali et dissout par les Français) avant d’être dissout par les Français. Le PPA est le creuset qui a donné le FLN, dont les membres se sont retournés contre Messali et ont ensuite pillé et réprimé l’Algérie jusqu’à aujourd’hui. C’est tout le paradoxe, à la base du nationalisme algérien, le PPA est toujours un parti banni en 2003.

Dans vos deux romans, vous mettez en scène deux personnages typiques du roman policier : le flic et le journaliste (qui prend parfois la figure du détective privé… dans le roman américain.)

L.B. : Vous avez donc recours à ce schéma (plus ou moins classique) mais vous le doublez d'un affrontement historique qui rend immédiatement crédibles vos personnages, aussi bien dans leur façon de penser que dans leur façon d'agir et qui les ancre dans la durée : le journaliste est un fils d'Algérien ancien militant du PPA, le flic est un fils de harki… et tous deux se connaissent depuis l'école primaire.

Pourquoi ce choix ? Pouvez-vous nous parler d'eux ? De ce qu'ils symbolisent pour les Français issus d'Algérie ?

L.B. : Ce choix vient de mon intérêt pour les spoliés de l’histoire. Jusqu’à aujourd’hui, les Harkis, leurs enfants, leurs petits-enfants traînent une réputation de traîtres. Une image véhiculée par la propagande d’Alger. L’ironie étant, tout de même, que la plupart des généraux au pouvoir à Alger n’ont quitté l’armée française qu’en 1960, 1961, voire 1962. Soit quelques semaines avant l’indépendance ! Pour leur part, les messalistes ont participé à la guerre d’indépendance, mais ont été privés de victoire par le FLN, devenu parti unique stalinien. Harkis et messalistes ont eu des enfants, à qui ils ont forcément transmis leur douleur, leur frustration, leur colère aussi. C’est sur ce terreau qu’ont poussé les héros de Sérail Killers et Takfir Sentinelle. L’un est fils de harki, l’autre de messaliste. Ils ont vécu, grandi ensemble. La politique, l’histoire les divisent. Mais l’amitié, la fraternité même, les collent comme un couple bizarre. Je pense que la plupart des Français issus de l’immigration algérienne ont ce fonds bizarre en eux. Si le fils de harki est devenu flic, c’est un peu par facilité et par réalisme. Enfant de militaire, on peut “ naturellement ” partir vers un autre garant de l’ordre : la police. Et puis, chez beaucoup d’enfants d’immigrés, il a pendant longtemps été difficile de se présenter comme français (et donc futurs fonctionnaires d’autorité) face à des parents nationalistes arabes ayant souffert de la colonisation. Enfin, un journaliste est un personnage courant en polar. Il est vrai que Khodja colle un peu à mon personnage perso : un indécrottable naïf qui met un peu facilement les pieds dans le plat en disant ce qu’il pense. Un personnage également frileux, et pas forcément courageux, qui a besoin d’un Bensalem pour enfoncer les portes des méchants.

J'ai lu dans votre interview à Enjoy Polar, que votre père était membre du PPA et un fervent admirateur de Messali Hadj. Il y a donc un peu de vous dans le personnage de Karim Khodja (mis à part le fait que vous soyez tous les deux journalistes). Mais en décidant d'être aussi précis quant à la filiation politique de Karim ne devient-il pas, lui aussi à un autre niveau que Bensalem, bien sûr, une sorte de "porte-drapeaux" des oubliés (des vaincus) de l'histoire.

L.B. : Tout à fait. Il me semblait important de mettre face à une situation tragique (l’intrigue des romans), les héritiers d’une histoire tragique. D’autant plus tragique qu’aucun des deux ne peut se vanter de représenter une quelconque victoire. Ni Khodja, ni Bensalem n’ira s’ériger en porte-drapeau d’un pays ou d’un système idéal. Car, avant même leur naissance, le pays ou le système idéal (qu’il s’agisse de la France, de l’Algérie, de l’idée d’indépendance ou de lien conservé avec la France) les ont trahis. Les autorités algériennes ont floué le peuple algérien en entier, pas seulement les messalistes et leurs descendances. Le système politique, économique, social, le pays même sont un immense échec agrémenté d’un gâchis (guerre civile, corruption généralisée, jeunesse pleurant pour des visas…). Les Harkis ? Encore aujourd’hui, malgré quelques mesurettes symboliques, ils sont considérés comme une espèce de maladie honteuse par la France.

Qu'ils soient une "espèce de maladie honteuse pour la France"je le comprends, mais cette déchirure structure-t-elle toujours la "communauté"algérienne ?

L.B. : Oui et non. Les mariages "mixtes"sont même très courants, y compris avec des cousin(e)s venus du bled. Simplement, les blessures sont souvent longues à fermer pour ceux qui ont subi des violences. Parmi les Harkis comme parmi les nationalistes. Paradoxalement, un certain discours anti-immigrés court toujours dans la bouche de nombreux Harkis. En même temps, ceux-ci demeurent les boucs-émissaires faciles des dictateurs algériens. Quand le terrorisme monte, quand l’économie plonge, quand le prix du pétrole flanche ou que les sauterelles s’abattent sur les cultures algériennes, c’est de la faute aux Harkis. Le problème, c’est que ce discours, en Algérie, a longtemps été relayé par des partis se disant démocratiques et progressistes.

Passons à Sérail Killers.


Votre roman est construit autour de cet affrontement entre ces deux communautés. Mais vous semblez dire que celui-ci est plus ou moins factice, qu'il est entretenu par des forces politiques "nationales" à des fins de politique intérieure. Quelle est la part de fiction dans tout cela ?

L.B. : J’ai tendance à penser que les bons vieux réflexes coloniaux ont été réutilisés pour la “ gestion ” des banlieues en France. Même si Roubaix n’est pas une banlieue. A partir de là, toutes les interprétations en fiction sont bonnes : des politiques divisant pour régner pour ensuite jouer les bons samaritains pompiers-pyromanes etc. J’ai également tendance à penser que le racisme existe partout. Si j’ai tendance à le comprendre chez le citoyens lambda, je le trouve inadmissible dans la classe politique, notamment quand elle se présente comme progressiste. J’ai vu, de mes yeux vu, des élus, notamment socialistes, parler à des Maghrébins de façon automatique et incroyablement arrogante. En utilisant l’engueulade ou la mièvrerie hypocrite. Ne voyant qu’un représentant du Tiers-Monde interne et non un citoyen ou un électeur. Ne nous étonnons pas, ensuite, de voir le PS systématiquement qualifié de “ sioniste ” ( terme loin d’être un compliment dans certains milieux) et de voir Jacques Chirac au firmament du Top 50 francarabe.

On comprend que vous "chargiez" le FN, mais vous le faites sans excès, comme si vous refusiez de sombrer dans la facilité du polar militant qui casse du facho à longueur de page. Par contre, vous vous acharnez sur le PS. Pourquoi ces choix ?

L.B. : On est toujours plus dur avec les traîtres qu’avec ses ennemis. Je n’aime ni être déçu, ni être floué.

Le passage qui m'a le plus ému, est celui où Bensalem raconte pourquoi et comment il est devenu Harki : "parce qu'il y a 40 ans, un beau jour d'été, mon grand-père a voulu éviter une embrouille". Cela correspond-t-il à la réalité ?

L.B. : Tout à fait. Des gens ont dû quitter l’Algérie parce qu’un jour, dans les années 1950, ils ont pris un fusil de chasse afin de protéger un champ ou un silo régulièrement pillés par des maraudeurs. Au début de la guerre, beaucoup de gens ignoraient jusqu’à l’existence du FLN. En 1962, beaucoup ont dû fuir.

Dans ce polar, Bensalem manipule, plus ou moins tout le monde… peut-on dire qu'il se venge de l'histoire ?

L.B. : Il veut se venger de tout le monde. Parce que tout le monde s’est servi, a méprisé et s’est débarrassé des Harkis.

Passons maintenant à votre second polar Takfir Sentinelle. Un groupe de combattants islamistes s'installe à Roubaix avec pour mission de récolter des fonds et recruter des hommes. Dans ce roman, qui me semble le top du " polar politique ", vous présentez vos islamistes, dans un premier temps, tel que les montre la TV. Puis au fil des pages, au travers d'anecdotes, vous les " dépouillez " de ce fanatisme stupide dont les habillent les médias. Pourquoi ne trouve-t-on pas une telle approche dans les grands médias ? Pensez-vous que l'on ne puisse la développer que dans les romans policiers ?

L.B. : Tout d'abord, il n'existe pas un portrait type du militant islamiste. Ensuite, un militant islamiste n'est pas, forcément, un adepte de la violence. Même s'il, ou elle, est obligé(e) d'évoluer dans une société qui ne correspond pas à ses "canons". Enfin, je crois qu'à chaque cas, il y a un portrait particulier de militant. Parmi les membres du Gang de Roubaix, il y a eu les convertis et les autres. Dans mon roman, parmi les "autres", j'ai imaginé des héritiers de la guerre d'Algérie, parce que, d'une certaine façon, de nombreux fondamentaux étaient réunis : la lutte de libération nationale (de la Bosnie), le fait que Roubaix a été le théâtre de violences dans les années 1950-1960, notamment entre Algériens. Enfin, dans le Gang de Roubaix, il y avait beaucoup de Maghrébins, forcément héritiers de ce je viens de rappeler.

Concernant les convertis, on est clairement face à des gens à la recherche d'un idéal (voir plus bas, la question sur le parallèle avec les gauchistes). Paradoxalement, l'idéal semble plus émoussé chez les " musulmans de souche ". Dans l'idéal, il faut également réussir à séparer le cocktail religion-politique. Toujours à propos de l'idéal, un combattant peut être sincère, déterminé, sans pour autant se montrer efficace. C'est le cas de mes personnages. D'où leur dangerosité : ils y croient, sont armés comme des chars Abrams, n'hésitent pas à utiliser leur arsenal, mais ne savent pas s'en servir.

Ce mélange de " petits naïfs ", de " Robocop " et de Pieds-Nickelés est parfois souligné dans la presse. Si cet aspect " grands gosses " n'est pas toujours évoqué, c'est parce que la presse le trouve secondaire. Dommage.

Vous semblez dire que ce qui nourrit ces mouvements n'est pas vraiment d'ordre religieux mais d'ordre économique (drogue, pétrole.). Pourtant la part religieuse semble incontestable. Quelle est-elle précisément ?

L.B. : Dans son programme, Ben Laden lui-même évoque la défense du pétrole arabe face aux " envahisseurs occidentaux ". Concernant la drogue ou le fric en général, l'histoire est vieille comme le monde. Vous avez des mouvements révolutionnaires (politiques ou politico-religieux) qui ont besoin d'un trésor de guerre pour fonctionner. C'est la drogue, le trafic de contrefaçon, le racket. Le trésor de guerre évolue et, un beau jour, il se transforme en pactole, en véritable activité économique très lucrative. Du coup, la lutte en elle-même devient secondaire. Ce qui compte, c'est de préserver et de faire fructifier cette poule aux oeufs d'or. Le discours religieux peut être fort, sincère. On retombe très vite les pieds sur terre face à quelques (gros) comptes à numéros en Suisse ou ailleurs.

Dans une interview (sur mauvaisgenres.com) vous dites " si le Takfir avait été créé, il y a quelques années, il aurait intégré la bande à Bonnot ou la fraction armée rouge. Eux aussi avaient leurs kamikazes. ". Cette réponse m'a un peu surpris. Ne pensez-vous pas qu'il convienne de différencier les groupes en fonction de leur idéologie ?

L.B. : Je persiste et je signe. En Irlande du Nord, les catholiques de l'IRA (mouvement de gauche) glorifiaient leurs martyrs (cf les grèves de la faim de 1981). Dans les années 1970, des Japonais gauchistes ont mené une véritable opération-suicide à l'aéroport de Lod, en Israël. Aujourd'hui, les ultras gauchistes palestiniens mènent des opérations kamikazes. Bien sûr qu'il faut différencier les idéologies, mais la mystique propre à chaque idéologie enveloppante et pénétrante (politique ou religieuse) est si semblable. Aujourd'hui, le gauchisme reprend de la vigueur. Mais, tout au long des années 1990 ou dans certains milieux (notamment étudiants.), l'islamisme a été l'idéologie en pointe. Je ne dis pas qu'elle est semblable au gauchisme. Je dis qu'il est également possible de fabriquer des passionnés (des fanatiques ?) laïcs ou athées. Enfin, il y a tout de même des cocktails étonnants : regardez simplement passer une manif pro-palestinienne ou anti-guerre en Irak ! Décortiquez le cortège ! C'est le medley rouge-vert.

Avant de poursuivre et de conclure, je crois qu'il convient de préciser que les deux livres dont on vient de parler ne sont ni des études sociologiques ni des essais politiques. mais que ceux sont des polars, d'excellents polars, où aucun des ingrédients du genre ne manquent. A ce sujet, De quels auteurs de polars, vous sentez-vous le plus proche ?

L.B. : Je pense que le grand modèle, c'est Didier Daeninckx. J'ai également une vraie tendresse pour Patrick Raynal, mais il va croire que je lui passe la pommade. J'ai adoré " Né de fils inconnu " et " Nice, 42ème rue ". Et tant pis si je me trompe de numéro de rue.

Je disais qu'aucun des ingrédients du genre ne manquent à vos romans, y compris l'humour. Et à ce sujet, j'ai envie de vous reposer la question que vous avait posée Bernard Strainchamps ( l'animateur de mauvaisgenres.com). Dans Sérail Killers Khodja est, parce qu'il ne respecte pas correctement le ramadan, régulièrement battu par sa femme. Votre femme fait-elle de même ?

L.B. : Euh. Ouais. Hein. Bon. Y commence à se faire tard. J'ai des pâtes sur le feu. Joker ! ! !


Pouvez-vous nous dire si nous allons bientôt retrouver Khodja et Bensalem dans de " nouvelles aventures " ? Peut-on espérer les retrouver en Irak ?

L.B. : Un troisième roman est effectivement en chantier. Khodja et Bensalem y sont, de nouveau, aux prises avec les remous du remodelage du monde arabo-français.

Dernière question traditionnelle : quelle question ai-je oubliée de vous poser ?

L.B. : Non, non, plus de questions. Celles ci-dessus m'ont épuisé.


Luis Alfredo



Résumés :

Serail killers :

Tout commence par la découverte du cadavre de Farid Hand-¦Lounis au fond du canal de Roubaix et par cette inscription qu'il porte autour du cou : “ traître et fils de traître ”. Ce message réveille dans la mémoire de Khodja et de Bensalem, le souvenir d'un autre crime commis une vingtaine d'années plus tôt. La victime s'appelait Djafri et avait été repêchée, elle aussi, au fond du canal. Le père de la victime avait accusé Hand-¦Lounis. … Djafri se serait-il vengé vingt ans plus tard en exécutant à son tour le fils de son vieil ennemi ? L'un est un harki l'autre un ancien combattant pour la libération de l'Algérie : l'explication de ces meurtres réside-t-elle là ?

 

Bibliographie en poche :

Serail killers Série Noire n°2587, édité en 2000
Serail killers Folio Policier n°285, édité en janvier 2003
Takfir Sentinelle, Série Noire n°2642, édité en 2002

 

En savoir plus sur Lakhdar Belaïd :

 

http://membres.lycos.fr/polar/html/intbelaidn.html